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La mère à Cohen….

Albert Cohen, écrivain du XXème siècle, est un auteur incontournable de la littérature française. Il a toujours manifesté avec ferveur, avec orgueil, sa fidélité à son origine juive séfarade. Son oeuvre carnets 1978, parue en 1979, évoque ce sujet à travers le mythe de la « mère juive » à la fois envahissante et touchante, avec une délicatesse et une émotion poignante.

Cet ouvrage, pas des plus réputés mais non moins grandiose, aborde des questions sensibles telles que la crainte de la mort, l’amitié pour son condisciple Pagnol, la passion maternelle, ou l’intérêt singulier pour la vie. Il est présenté comme une sorte de journal intime, où Cohen se livre sans retenue, à 83 ans : la mort le guète, il la hait, la repousse, l’éloigne et se délivre, comme si ses écrits pouvaient avoir des conséquences à cette fin inéluctable et si proche.


Cohen cultive un véritable culte de l’amour bâti à travers sa mère, grâce aux souvenirs très précis de sa plus tendre enfance en sa compagnie, et dont il nous fait part tout au long de son journal. L’amour inconditionnel pour sa mère tend à l’idolâtrie la plus extrême, à la fois effrayante tant elle semble débordante, et touchante, de par la beauté de la langue utilisée pour y décrire des situations parfois anodines la mettant en scène : le lecteur est alors envahi d’une compassion inévitable pour cette mère si respectable.

« Ma sainte mère pauvreté se levait à cinq heures et demie du matin, cependant qu’en une croisière autour du monde une dame millionnaire dormait en bavant un sourire dans sa cabine de luxe. Ma mère, elle, descendait au magasin, travaillait, travaillait, courbée, et je ne veux pas dire son travail, travaillait, puis remontait au troisième étage pour balayer l’appartement et faire la cuisine, puis redescendait au magasin, travaillait, travaillait, et son pauvre coeur se détraquait, cependant qu’en son lit ladite dame millionnaire savourait le petit déjeuner apporté par sa femme de chambre personnelle, souriante et dévouée, et dans la famille depuis 20 ans ».

La référence biblique introductive du chapitre tend à rendre ce personnage à la fois mythique et d’une pureté admirable. La figure de la mère paraît alors sublimée et idolâtrée, illustrée notamment par le schisme qui s’opère entre la dame mondaine, répugnante et hébétée face à tant de luxe, et la mère laborieuse méritant toute considération. L’itération du terme « travaillait », et le rythme lourd et emphatique employé, magnifient la grandeur de cette mère dévouée à la tâche, à travers sa souffrance particulièrement fastidieuse.


D’autre part, Cohen aborde subtilement son inquiétude manifeste à l’égard de la mort. Il la sait avoisinante et la redoute profondément : « Dans ma chambre, je sais que je suis le seul de l’humaine nation à penser vraiment à tous les enterrés qui dorment, tous les enfants. Je suis la folle mère, mère éphémère, de cette population sous terre, je suis, absurde thuriféraire, l’encenseur des morts de toute la terre. Morts, mes aimés, que vous êtes seuls ». Les invocations divines de plus en plus solennelles sillonnent son journal, et apparaissent comme une sorte de confessionnal spirituel entre l’être presque mort et ceux qui, il l’espère, résident dans l’au-delà.

Mais cette angoisse de la mort a aussi suscité chez lui à la fois de la révolte contre la faucheuse et le sens de la fraternité humaine: « O vous frères humains et futurs cadavres… ayez pitié de vos communes morts… que de cette pitié naisse enfin une humble bonté, plus vraie et plus grave que le présomptueux amour du prochain ». Cohen a prôné tout au long de son existence une conviction inébranlable pour l’amour du prochain, mais sa crainte de la mort l’entraine vers une négation de ses croyances les plus intimes. L’injustice, aboutissement ultime de la nature humaine : la mort parce qu’inéluctable fait douter, fait récuser des vérités personnelles que l’on croyait acquises et immuables, car malgré la foi, l’homme qui meurt ne peut être certain de ce qui l’attend une fois son souffle évanoui à jamais.


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